Le Journal de Pierre Wittmann

Le Journal de Pierre Wittmann

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Journal de Pierre Wittmann : Échos de lecture 1984-1988

1/ Des déserts d’Arizona aux plages de Tahiti – Journal 1984 

Décembre 1983 au 11 février 1985

 

Rédigées en style télégraphique, les premières pages du Journal 1984 de Pierre Wittmann sont juste de simples notes prises par lui à diverses occasions et notamment lors d’un premier voyage enchanteur en Polynésie. Le vrai Journal commence en fait le 6 août 1984 avec son arrivée définitive à Tahiti en compagnie de Pamela. Lassé du mode de vie américain qu’il juge artificiel, le couple a décidé en effet de quitter l’Arizona pour s’y installer. C’est le début d’une nouvelle vie, mais aussi pour Pierre, qui est peintre, la découverte d’un nouveau moyen d’expression, puisque, à dater de cet instant, il ne cessera quasiment plus de tenir ce Journal dont deux volumes déjà ont été déposées à l’APA : Le Jardin de la libération (Journal 1988) et Le Parfum de l’éveil (février 1990).

Il s’agit à l’origine de cahiers et de carnets difficilement déchiffrables que l’auteur a lus ensuite à haute voix, enregistrés puis fait dactylographier. Plus faciles à emporter en balades, les carnets lui servent principalement à noter sur le vif ses impressions à la vue de la mer, des galets, des couchers de soleil et les réflexions philosophiques qu’il en retire sur la place (toute petite) de l’homme dans l’univers. Il est tout particulièrement fasciné par les objets déposés par les marées, rebuts d’un monde industriel rendu (enfin) à la nature, et, s’attardant longuement devant les paysages, il s’efforce de décrire le plus précisément possible les couleurs, les lumières propres à chaque heure du jour. Derrière le promeneur, le peintre n’est jamais loin. Mais sa quête est avant tout spirituelle, il recherche le silence, la paix, l’harmonie intérieure et, attiré depuis longtemps par l’Asie, cette aspiration l’amène tout naturellement à se tourner vers le taoïsme et le bouddhisme. On le voit ainsi apprendre avec application le chinois et s’initier à sa calligraphie jusqu’à recopier chaque jour un chapitre de Lao Tseu, ou encore pratiquer le yoga avec différents maîtres (dont aucun ne le satisfait entièrement).

Toutefois l’intérêt de ce Journal réside aussi dans son côté prosaïque, car la vie n’est pas faite que de méditations et il faut savoir rester zen face aux contrariétés. Rien n’est facile hélas lorsqu’on débarque dans un nouveau pays : il y a maints papiers à remplir ; les caisses qui contiennent vos meubles et vos effets personnels tardent à arriver ; de surcroît, on ne trouve pas tout de suite une maison à son goût, et lorsqu’on la trouve enfin, il faut se dépêcher d’en changer pour cause de mésentente avec ses propriétaires ! Sans parler du climat : lourd, humide, ponctué de méchantes averses. Souvent alors la lassitude vous prend et vous n’avez plus qu’une envie : vous retirer et ne plus voir personne. Les Tahitiens appellent cela « être fiu », traduisez : « Je ne suis plus là, fichez-moi la paix, s’il vous plaît ! »

Mais tout cela ne serait rien s’il ne fallait compter avec la volcanique Pamela dont les humeurs imprévisibles déjouent toute météo. Cette poétesse anglaise qui partage sa vie depuis deux ans et avec qui il travaille sur un livre est capable d’être la plus merveilleuse des femmes comme la plus terrible des sorcières, au point qu’il se demande même (mi-sérieux, mi-perplexe) si elle n’est pas tout simplement en train de lui jeter un sort. Car Pierre aime flirter avec l’irrationnel et s’engage parfois sur des chemins où l’on peine à le suivre. Une chose est sûre en tout cas : Pamela émet de mauvaises ondes ! Un jour, elle est câline, charmante, charmeuse, elle lui confectionne l’oreiller de riz de ses rêves, et le lendemain, fini de rire, la voilà qui se referme comme une huître, le contredit systématiquement, menace de faire ses valises. Comme dans toutes les scènes de ménage, le feu prend pour trois fois rien, pour un panier de vaisselle retourné dans le mauvais sens ou pour un mot jeté de travers : « Pamela arrive, paraît-il, à faire le lotus. Je préférerais, soupire Pierre cyniquement, qu’elle sache sourire. » Sans doute se languit-elle de ses enfants qu’elle a laissés au loin et lui-même (il en convient) n’est-il pas toujours d’une compagnie commode. En attendant, vingt fois elle prend la décision héroïque d’arrêter de fumer et de boire, et vingt fois elle revient de courses avec cigarettes et alcool. De son côté, il n’est pas en reste de sages résolutions et caresse volontiers des pensées de jeûne et de chasteté. Encore faut-il pouvoir les tenir : « Après mes théories matinales sur la chasteté, avons fait l’amour tout l’après midi et mangé des tartines à la confiture à 4 heures. C’est quand même très bon ! » Comment ne pas aimer la confiture, en effet ? Cela dit, même quand l’orage gronde, Pierre garde encore le sourire. Après tout, on ne progresse sur la voie de la sagesse qu’en apprenant à se détacher de ses émotions. Et avec Pamela il est assurément à bonne école...

écho par Gérald Cahen

 

2/ École de calligraphie – Séjour en Corée du Sud 

23 février au 13 mai 1985

 

Dans un avant-propos commun aux cinq tomes déposés en 2014, Pierre Wittmann explique qu’il a relu son Journal quelques vingt années après sa rédaction. Avec des remarques intéressantes sur le rythme d’écriture, le support et la ressaisie de ces milliers de pages, il rappelle le contexte biographique et l’historique du Journal. Il l’a complété, fait dactylographier et a dessiné les couvertures des volumes. Il a déposé en complément deux volumes utiles : un Catalogue des peintures et des Repères biographiques.

C’est d’une courte période qu’il s’agit dans ce fascicule 2 du Journal de Pierre Wittmann consacré à son séjour de trois mois en Corée du Sud avec Pamela. Il est orné en couverture d’une jolie calligraphie en couleurs, intitulée Le (Joie) et Yue (Musique) (acrylique sur papier) puisque c’est essentiellement des cours de calligraphie que l’auteur suit à Séoul dont il est question ici. Durant ce séjour, la tonalité n’est pas extrêmement enthousiaste. Pierre Wittmann décrit leur court transit à Tokyo puis l’arrivée à Séoul où ils louent un appartement et sont pris en mains par un très obligeant M. Kang qui facilite leur initiation à la vie coréenne. Pamela et lui s’interrogent sur leur avenir, elle sur ses projets, lui sur son apprentissage de la calligraphie dans une école à l’enseignement très codé et progressif, puisque théoriquement cela représente trois séances par semaines pendant trois ans !

L’auteur, en dehors de ses cours, s’intéresse à tout ce qui l’environne, la vie quotidienne à Séoul, les diverses philosophies dont le bouddhisme qu’il connaît bien, la calligraphie donc et les matériaux nécessaires pour la pratiquer, qui fascinent cet artiste. Il est peintre et a accompagné le dépôt du Journal d’un catalogue de ses peintures. Pour s’éloigner de la pollution urbaine, ils partent quelquefois explorer les environs, passent un week-end entier dans un monastère, où Pamela songe même à se faire nonne. L’humeur variable de cette dernière, la pluie incessante et le froid ambiant le rendent morose. Il se plaint un peu de la lenteur de l’apprentissage, il semble qu’on doive d’abord exécuter parfaitement quatre caractères avant de progresser dans l’enseignement de nouvelles lettres.

Les entrées fourmillent de détails sur la vie coréenne, les gens et les paysages rencontrés, mêlés à ses réflexions personnelles, sur les femmes et le monde, mais il semble que c’est le soulagement qui prédomine quand ils décident, après réconciliation amoureuse, de retourner à Tahiti, où ils sont installés.

écho par Véronique Leroux-Hugon

 

3/ Rythmes du Pacifique – Journal 1985 

14 mai 1985 au 9 janvier 1986

 

Ce Journal de 1985, Pierre Wittmann l’a scindé en deux parties qu’encadrent un avant-propos et une annexe. La première partie est qualifiée de période sombre (mai-août 1985), la seconde de période créative (septembre-décembre 1985).

En fait, Pierre Wittmann, que la période traversée soit sombre ou créative, parle calmement mais avec conviction de ses points d’ancrage, de ses centres d’intérêt, de sa découverte des philosophies orientales. Les moments de profond désespoir qui traversent cependant ce Journal sont dus à ses relations orageuses avec Pamela, qui lui font « perdre l’énergie qui lui est nécessaire pour se mettre au travail » et dont il ne sait comment sortir.

L’île de Tahiti, où il vit, est omniprésente tout comme les îles Sous-le-Vent qu’il parcourt et où il séjourne à l’occasion. Les pages qui leur sont consacrées sont un hymne à la beauté des paysages, à la lumière, à la chaleur, au soleil et à ses splendides couchers : « le soleil se couche à 18 heures précises. Les nuages sont roses, le ciel jaune puis bleu clair, et la mer de cette couleur indéfinissable, qui est en fait un mélange de bleu, de jaune de rose par touches pointillistes qui bougent sans cesse en se modifiant. Le rose est parti, le jaune aussi et des risées sombres envahissent le lagon. Les dernières pirogues rentrent du récif ».

A Papeete, visiblement, Pierre W. se sent chez lui ; il retrouve avec joie la convivialité ambiante, les amitiés nouées spontanément, les restaurants hantés par d’incroyables baroudeurs et les spectacles de danses ou de chant, aux significations mystiques et sacrées.

Il est plein de projets, qu’il réalise d’ailleurs : étude du chinois, apprentissage de la calligraphie chinoise, yoga, golf, planche à voile, balades en voiture, promenades à pied et évidemment la peinture, après « trois années de traversée du désert ». Il pense placer ses idées un peu abstraites « dans un cadre tahitien » et prépare dès son arrivée, en mai 1985, une exposition qui remporte un grand succès, en novembre, ce qui lui redonne confiance et envie d’évoluer dans ses idées et dans sa technique.

Poussé par son professeur de yoga, il pratique la méditation avec ferveur dès 5 heures du matin et lit avec passion des ouvrages ésotériques ou traitant de la philosophie indienne comme ceux de Krishnamurti, Alexandra David-Néel ou Arnaud Desjardins.

Ces lectures aiguisent sa réflexion et sa volonté de comprendre et de se comprendre pendant cette année 1985 : « Arriver à comprendre la cause des phénomènes et la cause de la cause. Si je le fais déjà un peu pour les phénomènes physiques, tels que le mouvement de la lune, les saisons, la mer, je ne le fais pas assez sur mes réactions, mes sentiments, mes idées ou opinions, ni sur ce que nous sommes, la vie, la mort. » La notion de « temps » l’interroge : « Peut-être qu’au lieu d’être attaché aux biens matériels et aux personnes, je suis attaché au temps. Il faut que je creuse ce problème. De toute façon, je sens depuis un certain temps que le temps est une des choses essentielles dans la compréhension du monde, de la vie, de soi-même ». Pour échapper à ce problème du temps qui semble fuir, il a le sentiment que faire quelque chose de précis va l’aider. Et il parle très bien à ce propos des bienfaits de l’écriture : « quand j’écris, il semble que mes idées se mettent en place, s’enchaînent plus facilement que si je reste là à y penser simplement ». Il affirme son besoin de « tout écrire et de tout garder », mais s’interroge aussi sur la raison qui lui font attacher tant de valeur à tous ces écrits : « est-ce parce que c’est ce qui justifie ma vie, le temps que j’ai passé ? » Il veut se servir de ses notes éparses et il liste toutes les possibilités entrevues, pour écrire des textes dont il ne sait pas très bien pourtant ce qu’ils pourraient être, mais qu’il différencie du Journal.

Bref, tout serait parfait s’il n’y avait Pamela avec laquelle il entretient une relation du type « Je t’aime, moi non plus ». L’ambiance d’agressivité, de tensions et d’inquiétudes qu’elle fait régner dans le couple le rend « abattu et déprimé ». Elle part en août 1985 pour Séoul et Pierre s’apprête en janvier 1986 à la rejoindre … au Pérou ! Entre temps, il est passé par tous les états possibles, du « Je l’aime toujours, bien que je ne semble plus supporter sa présence, même au téléphone » au « Plus j’y pense, moins je vois comment je pourrais reprendre la vie avec elle ». Elle, de son côté, lui adresse des lettres « émouvantes, où elle croit toujours à notre amour ».

Ce Journal 1985 se termine par une Annexe, appelée Jardin rouge (juin 1985), 8 pages de digressions autour des couleurs, de notre conception du temps, autour du bruit. Pierre W. en parle en ces termes : « C’est la première fois que j’écris vraiment pour écrire ».

écho par Simone Aymard

4/ Vie d’un peintre tahitien – Journal 1986 

11 janvier au 14 novembre 1986

 

Les dix premières pages de ce nouveau cahier du Journal de Pierre Wittmann se déroulent à Lima où Pierre retrouve Pamela avec la volonté de tout faire pour arriver à l’harmonie de leur couple. Il espère qu’elle va l’« aider à vivre comme il en a envie et de son côté il pourrait alors l’aider à avoir ce qu’elle désire ». Trois semaines plus tard, les bonnes résolutions se sont envolées et s’ils visitent ensemble la Vallée sacrée des Incas, c’est entre deux disputes séparées de longs silences. Pierre décide alors de rentrer à Tahiti et, à sa grande surprise, Pamela le suit. L’enfer se poursuivant, celle-ci se résigne à retourner chez son père, elle s’envole pour l’Angleterre le 26 février. Dans ce volume, il ne sera fait ensuite que deux allusions furtives à Pamela.

Pendant tout le mois de mars 1985, l’assiduité de Pierre à la peinture est totale. Il termine sa « Série péruvienne », inspirée par les photos prises lors de leur périple chez les Incas. Il reprend la méditation « sans beaucoup d’entrain », le yoga « avec peine » mais fait presque deux heures de chinois par jour.

Avec son grand ami Michel, arrivé en mai, il part retrouver sa maison de Musiège en Haute-Savoie, en passant par Bali, Jakarta, Singapour, Bahreïn, Paris et Annecy ! Il éprouve beaucoup d’émotion à retrouver ce lieu qui représente pour lui « la vie d’un autre moi qui n’existe plus que dans mes souvenirs ». Il revoit une foule d’amis, énumère dans son Journal des prénoms à la pelle, passe d’un groupe à l’autre, souvent des peintres dont il apprécie les dernières œuvres, ou des ex-fiancées. Une proposition d’exposition de ses tableaux, à Chambéry, en mai 1987 lui est faite et acceptée. Il est séduit par ce retour en Europe, mais, quelques semaines plus tard, le désenchantement est total : il est « horrifié », parle de « civilisation pourrie » où tout semble « basé sur l’adultère, le divorce, l’âpreté au gain, le mensonge » et où manquent cruellement « la sagesse, le désintéressement, l’amour, le respect d’autrui, la sincérité ».

En juin, son retour à Tahiti est, bien sûr, très heureux : « Je sens fortement qu’ici, c’est chez moi, du moins pour l’instant ». Il se remet de suite à la peinture et commence une série de tableaux « Fragments d’architecture coréenne ». Le 7 juillet, jour de ses 43 ans, il forme le projet d’aller passer trois mois, l’hiver prochain, à Taïwan, bon climat, golf assuré ainsi que cours de calligraphie et de chinois, puis reviendra préparer l’exposition prévue à Chambéry.

Avant ce départ, Pierre Wittmann traverse une période difficile : il se sent tourmenté, morose, nostalgique. Il entreprend une sérieuse réflexion sur lui-même, d’où émane la certitude qu’il n’est bien que seul, que la vie sociale ne lui apporte pas grand-chose « ni pour mon travail, ni pour ma progression sur la voie de la vérité ».

Ses états d’âme sont multiples, il arrive même à penser sa peinture autrement : « changer ma peinture, mais dans la continuité, par les couleurs ». Il est en observation, en recherche de lui-même, pleinement et courageusement.

Il revient aux réalités avec, le 2 octobre, le vernissage de son exposition et note avoir vendu 20 tableaux lorsqu’elle se termine le 17.

Nous le quittons à la veille de son départ pour Taïwan, il laisse sa maison à Jean-Guy et Marie-Thé ; il a placé, pour eux, des bouquets de fleurs partout et accroché au mur ses dernières œuvres, à l’image de l’amitié forte qu’il leur porte.

écho par Simone Aymard

 

5/ Peinture chinoise – Séjour à Taiwan 

19 novembre 1986 au 12 février 1987

 

Si quelques pages, au début, racontent le départ de Sydney et deux escales en Thaïlande et à Hong Kong, et quelques autres, à la fin, le retour en Thaïlande et un voyage en Malaisie, la plus grande partie de ce volume du Journal de Pierre Wittmann est consacrée à son séjour à Taïwan, du 5 décembre 1986 au 2 février 1987. Longues entrées presque quotidiennes dans lesquelles l’auteur, voyageur solitaire, disponible, éclairé, grand admirateur d’Alexandra David-Néel, fait partager au lecteur sa découverte ou plutôt son apprentissage de la civilisation chinoise. Heureux de se retrouver étudiant, il voyage pour « ne jamais cesser d’apprendre », aborde avec humilité un nouveau mode de pensée, de vie, de relation au monde. Il a la chance, semble-t-il, de ne pas être embarrassé par les contingences matérielles et financières et peut donc s’adonner en toute liberté à ce qu’il considère comme l’ « essence » de la vie : « manger, dormir, travailler, marcher, penser ». Il suit des cours dans trois domaines : peinture chinoise, calligraphie et langue chinoise. Frustré par la lenteur de ses progrès en langue, surtout à l’oral, il s’épanouit dans les deux autres domaines, privilégiant en artiste une approche créative du réel ; il approfondit, par exemple, la dimension symbolique de la peinture chinoise qui vise à révéler l’esprit intérieur des paysages. Il ne recherche ni ne fuit le contact avec les autres, s’accommode de la solitude, pratique la méditation, préfère un régime végétarien et lit assidûment. Aux antipodes de l’attitude d’un touriste, il veut « aller à son rythme… vivre sur la route », choisit la lenteur et la patience, espère connaître un peu plus que la partie émergée de l’iceberg, reconquérir un regard d’enfant en s’immergeant dans une culture qui le fascine et l’inspire.

écho par Claudine Krishnan

 

6/ Un orage au paradis – Journal 1987

16 février au 4 décembre 1987 

 

De retour de Taipei où il a étudié la calligraphie et la peinture chinoise, Pierre Wittmann retrouve avec plaisir Tahiti. Plus que jamais, en cette année 1987, il est à la recherche de la voie qui le mènera à la sagesse et son Journal est tout entier consacré à noter ses progrès. Il est sur tous les fronts, il peint, il lit (Hamlet, le Journal de Delacroix, la Correspondance de Miller avec Anaïs Nin...), dévore des ouvrages ésotériques, apprend le chinois, prend des cours de yoga et de zen, pratique la marche méditative (le kinhin), cherche à améliorer sa technique de golf, et se désole de ne pas aller plus vite dans ses apprentissages... Toujours à l’écoute de son corps, il se force à respecter une discipline très stricte, se nourrit de manière frugale, organise ses journées selon un emploi du temps quasi militaire. Même ses écarts sont programmés. Décide-t-il, par exemple, de faire « la grasse matinée » ? Au lieu de se lever à 5 heures, il se lèvera à 6 ! Mais on ne peut malheureusement (ou heureusement ?) pas tout contrôler, et parfois le doute le ronge : ai-je raison, se demande-t-il, de persévérer dans cette voie ? Ne suis-je pas un peu fou ? Dieu merci, il sait raison garder. Ainsi, quand pour le guérir de problèmes auditifs, une thérapeute frottée de psychologie le soumet à l’écoute de « sons filtrés » qui dénaturent Mozart et l’épuisent, il flaire une « escroquerie ». Et lorsque son professeur de yoga affirme sans rire que la posture « jambes en l’air » aide les vagins à se vider de l’air vicié qu’ils recèlent, il a bien du mal à garder son sérieux « à la pensée de tous ces vagins fumant autour de lui »... D’ailleurs il arrive que sa vie d’ascèse lui pèse, et il a beau avoir arrêté l’alcool depuis trois ans et les femmes depuis un an (il met les deux sur le même plan !), il ne reste pas insensible, avoue-t-il, à la vue d’une belle femme. Va-t-il replonger ? Il hésite...

En avril, le voilà en France pour mettre en place une exposition de ses peintures à Chambéry. Finis le soleil et les bains de mer : il fait frisquet à cette époque en Haute-Savoie et il retrouve sans enthousiasme sa maison de Musiège. Il éprouve pourtant du plaisir à renouer de vieilles amitiés, sautant d’une ville à l’autre (d’un golf à l’autre) pour saluer chacun, à Londres, à Cannes ou à Genève... Dans cette galerie d’intimes, on voit aussi passer fugitivement sa sœur, Isabelle, mais de son enfance, de sa famille, Pierre ne dit mot, jamais, le passé ne tient aucune place dans son Journal, seul le présent et ses projets l’occupent. Et pour l’heure, son exposition est un franc succès, il vend jusqu’à quatorze tableaux le jour du vernissage. Mais ces mondanités l’ont harassé et il n’a plus qu’une envie : retourner au plus vite dans son île et oublier ce pays où « les gens sont moches, mal habillés, ont mauvaise mine... » Sur le chemin du retour, il en profite quand même pour prendre le pouls de l’art contemporain à Paris et à Los Angeles. Car il veut changer sa manière de peindre. Suivant les conseils de Matisse et de Kandinsky, il est bien décidé désormais à utiliser le noir. Et puis il veut jouer sur des effets de reliefs, inventer une musique pour les yeux : « Je me libère enfin, laisse faire mon pinceau qui barbouille et choisit lui-même ses couleurs, cela m’ouvre d’immenses horizons, c’est comme une illumination, une libération après dix ans d’aplats dans des surfaces bien définies. » Comme si, peignant, il acceptait enfin de relâcher cette surveillance perpétuelle qu’il exerce sur lui-même dans tous les autres domaines de sa vie.

Mais l’orage gronde à Tahiti. Une grève des dockers violemment réprimée réveille les indépendantistes. Papeete est mise à sac, de nombreux commerces sont pillés et incendiés. Dans la petite société des « popaas » (des « peaux pâles ») qu’il fréquente, c’est l’inquiétude. Chacun s’interroge : n’est-il pas temps de quitter ce paradis ? Pour Pierre qui rêve d’Asie et n’a, semble-il, aucun souci d’argent (il se plaint juste à l’occasion d’une tempête boursière), c’est le moment ou jamais de s’absenter de nouveau pour quelque temps. Les dernières pages de son Journal nous le montrent en Australie, première étape d’un pèlerinage qui va le conduire bientôt en Inde, au Népal, en Birmanie, en Thaïlande. Son initiation ne fait que commencer...

écho par Gérald Cahen

 

7/ Le jardin de la libération – Journal 1988

7 décembre 1987 au 27 décembre 1988 

 

Douze mois de la vie d’un homme. Pierre Wittmann est peintre et, depuis son installation à Tahiti en 1984, tient un Journal qu’il a entrepris en 2007 de saisir et corriger tout en s’efforçant de rester fidèle à la version originale. En décembre 1987, il se rend à Bangkok et, pendant une année, il voyage, approfondit sa connaissance de l’Asie, revient à Tahiti, séjourne en Europe, et décide de s’installer en Thaïlande en décembre 1988. Ce texte témoigne presque quotidiennement d’une année charnière, d’un long cheminement intérieur qui conduit l’auteur à tourner une page dans sa vie, il le découvre peu à peu et le lecteur comprend vite que, quel que soit l’exotisme des destinations évoquées, il s’agit avant tout d’un voyage spirituel.

Le périple commence donc en décembre 1987 chez un couple d’amis expatriés à Bangkok, où l’auteur emménagera dans son propre appartement un an plus tard. Il voyage d’abord en Thaïlande, puis en Birmanie, au Népal et en Inde. Il ne voyage pas en touriste ordinaire, évite les parcours trop balisés, séjourne dans plusieurs monastères. Ouvert aux autres, il préfère cependant la solitude et fait preuve d’un esprit critique qu’il n’oublie pas d’exercer à l’égard de lui-même. S’il se contente le plus souvent d’un mode de vie qui tend au dépouillement, il sait aussi apprécier le confort. Grand amateur de nourriture asiatique, il ne résiste pas toujours à la gourmandise, il pratique le golf dès qu’il en a l’occasion et, bien que voulant se détacher de la pesanteur des possessions matérielles, cède facilement à la tentation d’acheter livres ou peintures. Il revient à Tahiti, une exposition de ses œuvres est organisée, mais il quitte cette terre accueillante en août et, après quelques mois en Europe, retourne en Asie avec la ferme intention d’étudier ces langues et cultures orientales qui le fascinent tant. Son expérience de la vie monacale semble l’avoir profondément marqué. D’abord attiré plutôt par la méditation dont il explore les différentes techniques, il s’intéresse de plus en plus au bouddhisme, se documente, cherche sa voie.

Ce Journal de voyage(s) retrace les étapes moins d’un apprentissage ou d’une initiation, son auteur étant déjà très averti au seuil d’une année décisive, que d’une confirmation de la vocation d’un artiste qui cherche à concilier ses diverses aspirations, à réconcilier son art et sa spiritualité, à harmoniser les multiples facettes de sa vie. La page de couverture offre l’exemple d’une peinture d’inspiration nouvelle, intitulée Learning Thaï, et mentionne le site internet très nourri de Pierre Wittmann, où l’on peut mesurer le chemin parcouru en vingt ans, l’abondance et la variété de ses activités, entre Europe et Asie, et lire des extraits de son Journal.

écho par Claudine Krishnan

Site créé par Pierre Wittmann