Extraits du Journal 1
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Bangkok, décembre 1987
Mandalay, Birmanie, décembre 1987
Katmandou, Népal, janvier 1988
Ces textes sont des extraits du Jardin de la libération (Journal 1988)
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Bangkok, décembre 1987
Hier dimanche, j'avais décidé de faire le pèlerinage du Wat Paï Rong Wua, que j'avais regretté de n'avoir pas pu faire l'an passé. Pris un taxi à 6h pour Tha Chang (le débarcadère des éléphants). Le petit marché était déjà très animé et les noctambules attardés se réchauffaient avec des soupes chaudes.
Vers 7h, notre bateau est arrivé et, comme je l'avais prévu, j'étais le seul blanc parmi les familles et les couples de Thaïlandais. Nous étions une trentaine dans un bateau long et rapide. Nous sommes partis faire le plein d'essence puis, en voulant repartir, le moteur commença à pécloter. Le capitaine et ses deux aides s'affairèrent sur le moteur pendant un quart d'heure puis nous repartîmes, mais cent mètres plus loin, nouvelle panne. Un petit bateau nous remorqua jusqu'à notre embarcadère de départ où le patron de l'agence arriva en courant avec une assiette d'offrandes de nourriture et quelques bâtons d'encens qu'il posa sur le toit du bateau et deux gerbes d'orchidées qu'il donna au capitaine, une qu'il plaça sur le petit autel situé au-dessus du tableau de bord, l'autre qu'il jeta dans le fleuve. Aussitôt tout rentra dans l'ordre, le moteur retrouva son ronron régulier qui nous berça pendant toute la journée.
Le soleil se levait sur le fleuve. Avec le vent et la vitesse du bateau, il faisait froid et tout le monde grelottait, moi d'autant plus que je n'avais mis qu'une chemise légère. Mais le paysage était si beau que j'en oubliais mon corps ankylosé. De jolies petites maisons au bord du fleuve : on y surprenait les habitants dans leurs occupations matinales, ils prenaient leur bain dans le fleuve, y lavaient leur linge et la vaisselle. Puis la vie des bateaux : sur les grosses péniches ventrues et les petits remorqueurs aux couleurs vives, des familles sont assemblées autour des casseroles pour le repas du matin.
Nous arrivâmes vite à la campagne, les cocotiers et les bananiers remplaçaient les maisons. Cachés dans la verdure, j'apercevais parfois un temple ou quelques maisons de paysans sur de hauts pilotis devant lesquelles étaient assis, impassibles, un ou deux buffles aux longues cornes en forme de lyre.
Après environ deux heures de navigation, notre bateau quitta le fleuve pour prendre un petit canal d'irrigation. Le soleil s'élevait dans le ciel et commençait à nous réchauffer. Nous arrivâmes bientôt à une écluse. De minuscules bateaux plats s'amarrèrent au nôtre et des femmes entourées de marmites nous proposèrent des soupes, du riz et des plats cuisinés. D'autres vendaient des cacahuètes, des bananes, des petits gâteaux, des boissons gazeuses. Tous les passagers qui, jusque-là, étaient restés tranquillement assis, transis par le froid, s'animèrent soudain et mangeaient en riant et en bavardant.
Une fois l'écluse franchie, il nous restait encore deux heures de navigation, tantôt au milieu de plantes flottantes, plus hautes que le bateau, dans lesquelles nous nous frayions un passage à toute vitesse, tantôt nous traversions des villages qui s'allongeaient sur la mince bande de terre qui sépare le canal des rizières. Enfin, à 11h30, nous arrivâmes au temple, dominé par un monumental bouddha assis, en béton, de plus de 50 mètres de haut.
Tout autour, un immense terrain vague poussiéreux où étaient disséminés, entre des tas d'ordures, une multitude de bâtiments hétéroclites et baroques, de statues d'animaux et de divinités, de scènes sculptées dans le style de celles de la Maison du Baume du Tigre à Hong Kong. Parmi ces curiosités hautes en couleurs évoluaient des chiens errants maigres et galeux, des groupes de pèlerins venus en autocar et des petits moines en robe couleur safran. Dans chacun de ces monuments, des haut-parleurs tonitruants vantaient les mérites que vous promettaient les offrandes aux différentes divinités sous la forme de bâtons d'encens, de fleurs de lotus et de petits carrés de feuille d'or que l'on collait sur les pieds, les jambes ou le visage des statues, selon les grandeurs respectives de la statue et du fidèle.
Un peu loin il y avait un petit bois avec un étang et une île où l'on accédait par un pont où gisaient des mendiants infirmes ou lépreux. Sur l'île, des statues de ciment peintes illustraient les péchés des hommes et les punitions de l'enfer et, parmi elles, d'autres infirmes qui s'intégraient parfaitement dans les scènes. Tout cela, comme l'ensemble du temple, était dans un état de décrépitude avancé et à moitié recouvert par la végétation et les détritus ; de nombreuses statues étaient cassées ou renversées sur le sol.
Toutes les constructions semblaient laissées à l'abandon et aucune restauration ou réparation n'avait probablement été entreprise depuis la construction de cet immense parc d'attraction bouddhiste perdu au milieu de la campagne. En plus des bouddhas de toutes sortes, d'autres divinités ressemblaient à des dieux hindous. J'ai été frappé par un petit temple qui abritait une série de grandes sphères sur lesquelles les fidèles collaient des feuilles d'or, puis, à côté, deux immenses mains de bouddha et deux grands pouces dressés, comme ceux qu'avait sculptés César — serait-il donc passé par là ?
Autre curiosité, une petite construction située devant le grand bouddha, qui, de loin, ressemblait à une grande croix chrétienne et était placée juste entre les deux jambes croisées du bouddha — je ne sais pas si c'était voulu. Après deux heures passées en dehors du temps et de la réalité dans un des temples les plus surprenants et surréalistes que j'aie vus, notre petit groupe s'est retrouvé dans le bateau pour les quatre heures du trajet de retour, avec un nouveau casse-croûte flottant en passant l'écluse.
Nous nous sommes arrêtés à un autre temple, le Wat Paï Lom, où il n'y avait pas vraiment de temple mais seulement un bouddha au milieu de la forêt, entouré de deux rangées d'armatures rouillées pour les colonnes d'un temple qui ne fut jamais construit.
La véritable curiosité de l'endroit était les milliers d'énormes oiseaux blancs et noirs, des cigognes, qui nichaient dans les arbres alentours, si bien que le sol ainsi que les herbes et les buissons du sous-bois étaient par endroits recouverts de guano comme par de la neige. Il paraît que ces volatiles viennent du Bengladesh et qu'ils séjournent dans ce parc tous les ans de novembre à juillet.
Nous sommes arrivés à 18h au port. Le soleil rouge venait de disparaître à l'horizon et la lune, qui était pleine la veille pour l'anniversaire du roi, n'allait pas tarder à se lever sur la ville.
Mandalay, Birmanie, décembre 1987
Je me retrouvais dans le centre de la ville, à côté du marché couvert, dans lequel je m'engouffrai. C'est un immense bazar où l'on trouve tout ce que l'on peut imaginer, des épices, de la papeterie, des médicaments, des tissus, de la quincaillerie et tous les autres ustensiles de la vie quotidienne, à part, cependant, tous les objets modernes que l'on trouve chez nous. On trouve en fait tout ce dont on peut avoir besoin, mais dans des modèles qui datent de dix, vingt, trente ou quarante ans en arrière.
Un peu effrayé par la foule dense qui se bousculait dans les allées obscures de ce gigantesque marché oriental, je retrouvai la lumière du jour sur la 84ème rue. Je la suivis vers le sud, dans la foule nonchalante et le trafic dense des véhicules, silencieux à part les sonnettes des vélos, les clochettes des harnais, les coups de cravache, le crissement des pneus sur le sable et le martèlement rapide du trot des chevaux. Tout ce petit monde se faufile, se croise, s'évite avec précision, grâce à des petits signes et des bruits subtils, imperceptibles pour les conducteurs de voiture pressés que nous sommes devenus.
Je tourne dans A Road, la 3ème rue qui va vers l'ouest, et je fais une halte dans un monastère tranquille où de curieuses scènes sculptées sont disséminées parmi les ronces desséchées du jardin. Trois jeunes garçons m'ont servi de guide et quand je leur dis que je désire visiter un autre monastère que j'avais repéré sur mon plan, un peu plus au sud, ils s'empressent d'appeler un rickshaw, puis un agent de police, très propre et très poli, vient à la rescousse pour expliquer à mon pédaleur où il doit me conduire.
Le temple en question n'est en effet pas facile à trouver et le rickshaw m'y conduit par un dédale de petites rues animées. J'enlève mes chaussures et pénètre dans un jardin touffu planté de grands arbres où quelques moines en robe rouge vaquent à des occupations ménagères. Ils m'indiquent un vieux temple de bois du 13ème siècle qui ressemble, en plus vieux et plus abîmé, à celui que j'avais vu auparavant.
Je m'approche d'une porte d'où j'entends sortir une litanie et un moine me fait signe d'entrer. Il me montre les trésors de son temple en me donnant des explications complètement incompréhensibles avec les quelques mots d'anglais qu'il connaît. J'admire de belles sculptures de bois sombre, puis il ouvre une grande armoire dorée remplie de précieux manuscrits. Il prend le premier paquet et en sort quelques feuilles dépareillées — semblables à celles que j'avais achetées l'an dernier à Bangkok. Il veut probablement me faire comprendre discrètement qu'il est prêt à brader, pour quelques dollars, les précieux manuscrits séculaires de son monastère. Puis il me montre de plus petits volumes dont les textes ne sont pas peints mais gravés sur des feuilles de palme. Je les contemple un moment avec admiration, fais semblant de ne rien comprendre et les lui rends pour qu'il les renferme dans leur précieux coffre, jusqu'à l'arrivée de prochains touristes moins scrupuleux.
Nous faisons le tour du temple sur une terrasse de bois perchée sur de hauts pilotis, puis il soulève un volet et m'invite dans sa cellule pour me servir du thé chinois. Sur sa petite table, je vois ses cahiers d'anglais et le tome 1 du Cours d'anglais pour adultes d'Oxford. Il le prend avec un soin délicat, comme s'il s'agissait d'un livre précieux, et m'en fait toucher le papier. Puis, comme s'il me montrait un trésor, il sort de sous une pile de papiers les tomes 2 et 3, qu'il s'empresse de recacher soigneusement.
Nous restons un moment en silence à savourer notre thé chinois lorsqu'à quelques pas de nous retentit un coup de gong suivi d'autres. Il s'agit d'une de ces plaques de bronze en forme de cloche qui tournent quand on les frappe, ce qui produit un son modulé. Nous sortons et le moine qui frappait le gong pour annoncer le service du soir me tend son maillet de bois pour que j'essaie. Mes tentatives ne sont pas très brillantes et je lui rends son maillet sous l'œil désapprobateur d'un vieux moine qui vient d'arriver.
Je prends congé de mon ami moine et me retrouve seul dans une ruelle alors que la nuit commence à tomber. Je continue ma promenade dans ces ruelles étroites, côtoyant de près la vie de ce quartier : des gens qui boivent le thé en discutant, des artisans qui travaillent dans leur cour au milieu des chevaux et des vaches, des femmes qui allaitent leur bébé, tout cela dans le calme et la bonne humeur. Les petits enfants me regardent avec surprise, les plus grands font le signe de la victoire en prononçant tant bien que mal les quelques mots d'anglais qu'ils connaissent, d'autres sourient. Seuls quelques vieux, qui ont connu l'occupation anglaise, sont moins séduits par la présence d'un blanc dans leur petit monde.
Katmandou, Népal, janvier 1988
Hier, j'avais l'intention de retourner à Kopan Gompa et d'y rencontrer la nonne espagnole qui donne des cours de peinture de thanka. J'ai finalement changé d'avis et ai pris le trolleybus pour aller visiter Bhaktapur, une petite ville située à dix kilomètres de Katmandou. Un beau Durbar Square, avec toujours le même genre d'architecture, beaucoup de magasins de souvenirs et, dès que l'on s'en éloigne un peu, des ruelles sordides et puantes où bêtes et humains vivent dans les excréments et les immondices. Je n'ai cependant pas regretté mon excursion car j'ai visité un très beau musée qui présente une collection de peintures et de thanka anciennes, datant du 17ème au 19ème siècle. Beaucoup sont malheureusement en très mauvais état, mais j'ai pu commencer à me faire une meilleure idée de cet art religieux qui semble répondre à des lois très strictes, tant en ce qui concerne les sujets et leur composition que les formes et les couleurs. Chacun des éléments de la peinture a une signification bien précise qui sert de support à la méditation.
Encouragé par la visite de ce musée, je suis allé voir celui de Katmandou, mais je l'ai trouvé très décevant. Je suis rentré en ville à pied dans le pâle soleil de l'après-midi et suis retourné à la Manies Gallery d'où l'on m'a emmené à l'atelier. C'est une école de peinture où vingt à vingt-cinq élèves, tous très jeunes, travaillent sous la direction d'un maître. Il n'a que 22 ans mais pratique la peinture depuis l'age de 10 ans. C'est un lama de la secte des bonnets rouges, moitié népalais, moitié tibétain, qui est laïc — il peut donc se marier. Il travaillait à une immense thanka d'environ un mètre par un mètre 50, une commande, représentant la vie du Bouddha. Il faisait le dessin au crayon, toutes les petites scènes, avec des centaines de personnages, un travail énorme. Ensuite les thanka passent successivement par plusieurs des élèves, un pose les couleurs, un peint les traits, un autre ajoute l'or, puis le maître, à la fin, peint les visages et les autres détails importants. C'est un travail de plusieurs semaines ou de plusieurs mois, selon la grandeur.
Les peintres travaillent par terre, dans le froid, assis sur des coussins et serrés les uns contre les autres dans une petite pièce où ils sont au moins une dizaine. Leurs toiles sont tendues par des ficelles sur des châssis de bois. Le maître leur donne les indications de couleurs. Les mêmes dessins sont souvent repris, en transparence, au moyen de calques, mais les nuances de couleurs, les détails et les expressions changent un peu d'une thanka à l'autre.
Le maître m'a expliqué que les élèves suivent l'école pendant quatre ans, sans être payés. Ensuite, un peintre débutant gagne 75 dollars par mois et un peintre plus qualifié au minimum 100 dollars, ce qui semble suffisant, au Népal, pour faire vivre sa famille. C'est ce qui explique que ces thanka soient si bon marché quand on pense à la somme de travail qu'elles représentent. Je réalisais que je vends un tableau qui me prend deux ou trois jours de travail plus cher qu'un tableau qui demande ici plusieurs mois de travail. C'est de nouveau le problème de la valeur relative des choses, qui me hante depuis que je suis dans ces pays pauvres.
J'étais retourné dans cette galerie avec l'intention d'acheter quelques thanka. Le choix ne fut pas facile car il y en avait au moins une dizaine qui me plaisaient beaucoup. Je suis resté à regarder et à discuter avec les deux marchands, un autre jeune lama et un homme plus âgé, puis le maître est venu nous rejoindre. J'ai finalement choisi quatre pièces : une vie du Bouddha, un mandala, une roue de la vie et un tableau très particulier, de format horizontal, qui représente la mer, sur laquelle voguent plusieurs embarcations remplies de bouddhas, de divinités et autres animaux fabuleux. Toutes ces figures sont peintes en or sur le fond bleu de la mer. C'est une copie d'une ancienne peinture tout à fait originale et différente des thanka traditionnelles.
Nous avons ensuite discuté de Tahiti et ils ont été très intéressés par mon île lointaine. Je suis rentré avec mon petit rouleau sous le bras, enchanté de mes achats et de l'excellent contact que j'avais eu avec ces lamas artistes dont il y aurait beaucoup à apprendre, tant du point de vue artistique et technique que du point de vue philosophique et religieux, ou même de la pratique de la méditation dans la création artistique.
Mais ce qui m'a sans doute le plus impressionné, ce sont les conditions précaires et inconfortables dans lesquelles ces artistes travaillent. Il faudrait que je pense à eux quand j'ai de la peine à me mettre au travail ou à trouver l'inspiration à cause de l'environnement, du bruit, du chaud ou du froid, de la mauvaise lumière, de la présence d'autres personnes, du matériel qui n'est pas celui que je souhaiterais, des distractions causées par mes soucis et mes problèmes, etc.